« Aujourd’hui, c’est une belle journée. Un jour férié comme il se doit » aurait pu dire, si elle vivait encore, la patronne de l’Hôtel de la plage que mit en scène Klaus Mann en 1934 dans une de ses nouvelles directement inspirée d’un fait divers s’étant produit sur les lieux mêmes.
Nous sommes à Sanary-sur-Mer, une petite station balnéaire de la côte d’Azur située entre Marseille et Toulon. C’est l’Ascension, et, même si du loin de nos contrées germaniques habituelles nous l’avons presque oublié, ici, c’est la vie même bien sûr.
Naturellement, tous les magasins sont ouverts. Quelle que soit l’heure, les terrasses de café sur la promenade du port ne désemplissent pas et c’est même jour de marché ! Des étalages de fruits et légumes, du fromage, des fripes et des poissonneries ! On n’aime pas ça, mais qu’est-ce que cela fait du bien de voir toutes ces rascasses, rougets, congres et autres Saint-Pierre. Là, un thon gigantesque a été coupé en deux, sa tête plantée à la verticale comme un étendard sur le stand glacé du poissonnier. Ici une lotte, et sa gueule de monstre, baille pour vous faire peur.
Mais trêve de plaisanterie, ce ne sont pas les poissons qui nous ont attiré. Non, nous sommes là, avec quatorze étudiants, pour rendre hommage, ou partir sur les traces des quelques 70 (ou 85) hommes et femmes de lettres, intellectuels allemands, qui du début des années trente, parfois avant même que Hitler ne prenne le pouvoir, se réfugièrent ici jusqu’en 1940 du moins, voire plus tard, croyant être en sécurité dans la patrie des droits de l’homme.
C’est un mystère de ce « village », aujourd’hui toujours moins chic que Cassis et légèrement plus haut de gamme que Fréjus, que d’avoir en effet concentré à lui seul toute l’intelligentsia allemande antifasciste, communiste ou juive, qui, de bouche à oreille, se retrouva là, pendant quelques mois ou quelques années, pour former, bien à contre cœur, ce que Ludwig Marcuse nomma plus tard « la capitale de la littérature allemande ».
Et nos jeunes découvrent.
Klaus Mann. Fils aîné de Thomas, l’auteur des Buddenbrooks, pour lequel il reçut le prix Nobel de littérature. Fils aîné, mal aimé (comme la plupart des enfants du « magicien » qui ne supportait pas la concurrence), jeune homme de 27 ans, ayant déjà courageusement assumé ses origines et son identité sexuelle, qui se lance avec une lucidité extrême (qui le tuera d’ailleurs), dans la bataille contre les barbares nazis. On lit, du haut de la Tour romaine qui surplombe avec bonheur l’hôtel de la Tour et le petit port, sa lettre à un maître littéraire adulé (Gottfried Benn) qui s’est fourvoyé en fréquentant la peste brune.
Et on part se promener, le long de la côte, dans les hauteurs (plus on monte, plus les exilés sont de renom) ou dans la plaine. Stationne à chaque « reste » de ce qui fut ou est encore un palais, une villa, une maison ayant accueilli ces êtres en détresse.
Franz Werfel (1890 – 1945). Un écrivain que je n’ai pas lu mais dont je connais la femme ! Alma Mahler-Werfel ! Cette « muse » ou femme fatale qui fascina tous les grands artistes de son époque, fut leur femme et à qui on dédia (ou ses enfants) nombre d’œuvres exceptionnelles dont le Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg.
Nos étudiants ont chaud (il fait chaud, c’est la Côte d’Azur), marchent et jouent le jeu.
Au-dessus des Werfel, au sommet de la colline avec vue sur la mer et la baie de Bandol c’est Thomas Mann qui habita quelques mois. Dans la villa Tranquille, dont il ne reste rien.
Au début, il ne trouvait pas les lieux « de son niveau ». Pestait, râlait. Goût de luxe ? Impossible aujourd’hui de juger quelle était l’époque. Il était Le grand écrivain allemand déjà, venait de faire une conférence sur Wagner à Munich et d’autres ailleurs, et à côté il y avait ce braillard d’Hitler, avec toute sa vulgarité verbale et gestuelle, qui venait, lui, de prendre le pouvoir. Comment comprendre ! Comment imaginer une demi-seconde pour qui n’avait pas de sens politique ou croyait encore quasi naïvement (normal quoi) en une espèce de « conscience humaine » que cet état de fait, n’allait pas durer six semaines, mais au contraire, s’établir, perdurer, s’installer, dégénérer. Aller jusqu’au bout de la violence organisée et de la destruction. La haine, la mort.
On redescend, et, dans le creux d’une anse, tout le monde va se baigner ! Oui, cela peut être le Paradis. Oui, c’est le paradis !
Du moins y avait-il, comme un beaume sur les plaies, du moins y a-t-il cela.
Ce petit coin de bonheur. Où le bleu de la mer se fond avec le bleu du ciel. Et de la chaleur solaire, omniprésente et bienfaisante. Mystère de la Méditerranée.
Dernière station : Franz Hessel. Le père de Stéphane, que tout le monde connait et aujourd’hui décédé.
Jusqu’en 1941, il habita là, avec sa femme, et parfois ses fils de passage. Franz Hessel, c’est un des hommes de « Jules et Jim », sa femme Jim naturellement, immortalisée par Jeanne Moreau.
Ce faisant, on apprend cependant que cela n’était pas sa première expérience de couple à trois. Peu importe d’ailleurs.
Il ne survécut pas à son arrestation par la police française dès l’armistice signé, et mourut d’une crise cardiaque à son retour du camp des Milles où on l’avait interné, comme « étranger ennemi », lui qui comme tous les autres – Brecht, Roth, Zweig & co – détestait Hitler.
Et c’est toute cette histoire des exilés allemands qui nous touche terriblement. Le fait de quitter leur mère patrie, leur langue. Leur persécution politique et idéologique. Le dénuement moral et financier dans lequel ils vécurent pour certains (tout le monde n’était pas prix Nobel). L’étau, qui, inéluctablement, se refermait.
Certains, beaucoup, survécurent. A quel prix. D’autres ne supportèrent pas.
Suite : Marseille