Au sortir d’un édifice public, un jour, on se dirige clopin clopant vers la station de taxis. Il y en a bien une bonne dizaine qui chacun attende leur tour patiemment, donc cela ne devrait pas poser de problème. Comme en Allemagne souvent on s’assied à côté du siège conducteur, on se dirige alors tout naturellement vers la portière avant droite et se penche vers la vitre. Vous êtes libre ?
Le chauffeur, la cinquantaine bien mûre, les cheveux et la barbe noire ébouriffés, est en train d’écrire quelques mots sur une des feuilles qui sort d’un immense tas désordonné posé périlleusement sur son volant. Il sursaute et d’un geste hâtif tente de tout ranger sur le côté. Mais sa précipitation est vaine, car, gêné pas sa corpulence et son tas de papier, il lui faut en plus dégager le siège passager, également occupé par un énorme cartable bourré à craquer de classeurs et dossiers en tous sens. Quel foutoir me dis-je ! Mais bon. Ce n’est pas mon problème et n’a aucune importance.
Je monte, range mes jambes, me ceinture et nous voilà partis. C’est lui qui entame la discussion, me parlant de ses papiers comme pour s’excuser. Ah, vous savez ! ces lettres d’avocats, de tribunaux !
Ce n’est pas drôle (soit)…
Non pas du tout…
Et le voilà lancé à me raconter une partie de sa vie.Des problèmes de travail, une boite de négoce avec l’Iran. En Allemagne. Il ne tenait pas rigoureusement à jour ses livres comptables et il a fait faillite. Il y a longtemps. Sa femme en est tombée malade. Il ne dit pas que les deux sont intimement liés, mais quand même, c’était rapproché. Tout à trac, il me demande.
Vous êtes française (il faut croire que cela s’entend).
Oui.
Ma femme aussi est française.
Ah, et bien. Quelle coïncidence ! Elle vient d’où ?
De Nantes.
(Dans ma tête, je me dis, tiens, c’est drôle, cela fait deux fois que j’entends parler de Nantes cette semaine. A croire que cette ville que je ne connaissais pas jusqu’il y a deux ans est décidément incontournable en France)
Et qu’est-ce qu’elle fait…
La conversation continue et il m‘explique alors la plus que sérieuse attaque cérébrale dont elle a été victime peu après sa faillite. Elle ne s’en est jamais remise et se trouve dans une sorte de coma. Pendant des années, il l’a gardé avec lui à la maison et s’en est occupé avec ses enfants, mais l’année dernière, il ne pouvait plus et s’est décidé à la mettre en maison de retraite, lui, faisant « taxi » pour gagner sa vie. Il a aussi rencontré quelqu’un.
Vous avez donc des enfants ?
Oui. Trois.
Une fille et deux fils dont il me vante à chaque fois toutes leurs qualités, tant personnelles, humaines, que professionnelles.
Lentement cependant, je commence à tendre l’oreille à l’évocation de son dernier. Il est docteur, entendez a écrit un doctorat (non) a travaillé longtemps dans un cabinet de chirurgien orthopédiste et est en train de se mettre à son compte. D’ouvrir un cabinet de kiné.
Je tique.
Cabinet de kiné, pas loin de là où vous habitez, dans le même quartier. Maman française, de Nantes, Kiné, quartier… je commence à saisir ce qui est en train de se passer et lui demande tout à trac, s’il n’est pas en train de me parler d’un jeune homme très brun, parfaitement bilingue, dont la mère est française originaire de Nantes et qui est effectivement en train de reprendre un cabinet au carrefour des rues X et Y.
Il se tourne vers moi et acquiesce de la tête.
Oui, c’est mon fils.
Je m’exclame.
Mais c’est mon kiné ! Mais il est extraordinaire votre fils ! Compétent et chic type. J’aimerais que le mien le rencontre !
L’incongru de la situation la débloque en même temps, et nous continuons à parler à bâtons rompus. De son fils, sa bru, des autres enfants. De sa femme. Il me montre des photos de famille et pleure.
Je le quitte et lui dis que tout va aller bien maintenant.
Je pense à lui souvent.