Marseille, porte vers la liberté!

Comment avions-nous pu le rater celui-là, la dernière fois qu’on était venu ? Insensé.

On sort de la gare, veut passer à droite comme « toujours » et une étudiante nous rattrape par la manche. « Mais non, c’est par là !». Et « par-là », se dévoile à nous, tout à coup, non seulement la ville en contrebas, et tout au bout la mer, mais d’abord et surtout l’extraordinaire escalier de la gare Saint Charles ! « A nous deux Marseille ! » a-t-on envie de dire du haut de sa terrasse et de ses différents espaliers ponctués par des lustres art déco élégants. Sa largeur et les sculptures qui l’habillent, toutes dédiées à la ville, la mère-terre et mer, le commerce et les colonies bien sûr, invitent à embrasser l’espace et emplir sa poitrine de sa magnificence pour partir à l’assaut de cette ville tout à tour mythique ou décriée.

20190531_102940Et on est servi.

La semaine précédente, nous avions vérifié que les immeubles dans le centre tenaient encore et que l’atmosphère n’y était pas aux règlements de compte entre bandes rivales ou mafiosi de tous genres. Non. Cela paraissait calme. Aucune mention de Kalachnikovs… Tant mieux, car, nous, nous étions là avec nos étudiants pour partir sur les traces, toujours, de nos exilés allemands déjà mentionnés, qui tous, un jour ou l’autre, passèrent par Marseille pour fuir vers les Amériques ou ailleurs.

Rappel : Juin 40. La France est « vaincue », l’armistice signé dans lequel elle s’engage, à l’article 19, à « livrer à la demande » à l’occupant tous les opposants au régime nazi se trouvant sur son sol ou dans les colonies. On en frissonne.

Pour nos exilés de Sanary et bien d’autres encore, l’arrêt de mort. La traque est lancée, menée par une administration française fort efficace en la matière. Panique, angoisse, stratagèmes chaque jour recommencés pour obtenir visa de sortie, de transit, d’accueil, faux papiers, caches, peur au ventre, effroi, suicide, arrêt cardiaque, intervention d’un plus tard dit « juste parmi les nations », petit espoir, réussite.

Nulle mieux qu’Anna Seghers n’a pu, dans ce cadre, écrire et décrire danseghers-anna-transit-kmss son livre « Transit », rédigé sur le vif et publié en 1944, la palette des épreuves et émotions éprouvés par ces « réfugiés » d’alors (et ceux d’aujourd’hui ?).

Mais nous ne sommes pas encore auprès d’Anna. D’abord, il nous faut descendre le boulevard d’Athènes et nous nous arrêtons quelques instants devant ce qui fut autrefois l’Hôtel Splendid et d’où Varian Fry, jeune journaliste américain de 33 ans, mena, au-delà des espérance même, la mission qui lui avait été confiée par des antinazis d’outre-Atlantique à travers son « Comité Américain de Secours ». Arrivé en août 1940 avec 3000 dollars en poche pour sauver 220 personnalités antifascistes ou juives d’origine, il repartira de Marseille un an plus tard chassé par le régime de Vichy en ayant sauvé plus de 2.200 personnes.

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De là, on arrive sur la Canebière ! Elle n’a certainement plus sa splendeur d’antan, des fast food en tous genre, pour la plupart nord-africains, ayant remplacés les enseignes chics des années trente. Mais, nous, on aime ! Ça bouge, ça grouille, ça vit !  A gauche en regardant vers le Vieux Port, on passe les rues qui mènent au cours Julien, puis le quartier de Noailles, avec son incroyable marché et ses petites échoppes de tissus africains ou poteries marocaines. Sur la Canebière même, « Saladin», une sorte de caverne d’Ali baba, vous enivre de senteurs de toutes les épices orientales et « du monde » que l’on peut s’imaginer. On voudrait tout acheter !

A droite, le cours Belsunce… un peu plus loin, dans les arcanes des petites rues de ce centre marseillais, se trouve l’hôtel où vécut pendant un an, Anna Seghers donc, avec ses deux fils, alors que son mari était interné au camp des Milles près d’Aix en Provence.

Mais nous préférons la retrouver devant son café fétiche, le Mont Ventoux, ou non, en réalité vraie, le Mont Vertoux, celui qui revient, à l’instar d’autres où se retrouvaient les exilés, comme un leitmotiv dans son livre Transit. Au déboulé de la Canebière, sur le Vieux Port, il devrait être là.

20190531_112601Il n’existe plus cependant mais a cédé sa place à un Burger. Va pour le Burger ! Peu importe cependant, car il suffit de s’aventurer du côté du fort Saint-Jean et du nouveau MUCEM*, au bout de la rade envahie de bateaux de plaisance, pour en égrener d’autres, anciens ou plus récents, qui ont ou auraient pu abriter J. Roth, H. Mann, E. Toller etc… dans leur course effrénée vers la liberté.

Anna Seghers, quant à elle, y parvint avec sa famille et avec l’aide de Varian Fry. Fin 1941, le Capitaine Paul Lemerle, un paquebot bringuebalant, l’emportait accompagnée de Claude Lévi-Strauss, André Breton, Tristan Tzar, A. Kantorowicz et bien d’autres encore, outre-Atlantique. Quel équipage !

D’autres ne survécurent pas cependant.

Du Fort Saint-Jean, nous « attaquons » le Panier, derrière ou devant la Charité (ancien hospice digne d’un tableau de De Chirico) et déambulons dans les petites ruelles toutes plus coquettes les unes les autres de ce qui fut et reste le plus ancien quartier de Marseille.

Il fait beau, tout est idyllique et comme suspendu dans le temps. On continue et atteint des ilots d’immeubles post-guerre moins affriolants.  De grandes barres, style Le Havre, nous rappellent alors qu’une grande partie du Panier fut tout simplement dynamitée en 1943 quand les nazis, ayant envahi tout le territoire français, se vengèrent de Marseille en le faisant disparaître. Par la même occasion, plusieurs milliers de personnes furent raflées avec la participation active de la police française et Mr Bousquet*, dont plus de 2.000 juifs qui, via les Milles et Drancy terminèrent leurs jours à Auschwitz.

Plus de 70 ans après les faits, le Parquet de Paris vient d’ailleurs d’ouvrir une enquête pour « crimes contre l’humanité ». On n’arrête pas le progrès !

Tout cela n’est pas très drôle, certes mais important. Au Musée historique de Marseille, une petite exposition sur Walter Benjamin nous attend. Lui, ne supporta pas la traque. Et se suicida à Port-Bou, après une exfiltration manquée via les Pyrénées.

Lourd, lourd.

Et c’est alors que les nuits marseillaises nous réconcilient avec le présent, le ici et maintenant.

Nous habitons le quartier de la Plaine, et soirée après soirée, à voir toutes ces terrasses de café surpeuplées de jeunes et moins jeunes, on comprend que c’est là que le cœur de la ville bat en ce moment. « Hyp » mais pas encore gentrificié, La Plaine, ou le Cours Julien donnent à voir tout ce qu’il y a de meilleur ici. « C’est ça ce qu’il y a de bien à Marseille, m’explique un serveur. C’est une ville qui ne s’est pas encore embourgeoisée et est très mélangée. Beaucoup d’étudiants, de jeunes, de toutes les origines sociales et culturelles (entendez ethniques). C’est une ville qui vit ». Oui, nous sommes bien d’accord, et pour nos étudiants, le clou du voyage, après toutes les émotions passées, sera bien alors, une soirée techno, à la Friche.

Ces anciens garages et parking qui surplombent la baie de Marseille, avec vue sur Notre Dame de la Garde, et où, à la tombée de la nuit, quand tout prend une couleur crépusculaire apaisée, on se prête à rêver…

 

* Musée des Civilisation d’Europe et de la Méditerranée.

**celui qui organisa la Rafle du Vel d’Hiv, ami longtemps protégé de feu F. Mitterrand

 

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Sanary-sur-Mer, l’enfer bleu de l’exil

« Aujourd’hui, c’est une belle journée. Un jour férié comme il se doit » aurait pu dire, si elle vivait encore, la patronne de l’Hôtel de la plage que mit en scène Klaus Mann en 1934 dans une de ses nouvelles directement inspirée d’un fait divers s’étant produit sur les lieux mêmes.

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Nous sommes à Sanary-sur-Mer, une petite station balnéaire de la côte d’Azur située entre Marseille et Toulon. C’est l’Ascension, et, même si du loin de nos contrées germaniques habituelles nous l’avons presque oublié, ici, c’est la vie même bien sûr.

Naturellement, tous les magasins sont ouverts. Quelle que soit l’heure, les terrasses de café sur la promenade du port ne désemplissent pas et c’est même jour de marché ! Des étalages de fruits et légumes, du fromage, des fripes et des poissonneries ! On n’aime pas ça, mais qu’est-ce que cela fait du bien de voir toutes ces rascasses, rougets, congres et autres Saint-Pierre. Là, un thon gigantesque a été coupé en deux, sa tête plantée à la verticale comme un étendard sur le stand glacé du poissonnier. Ici une lotte, et sa gueule de monstre, baille pour vous faire peur.

Mais trêve de plaisanterie, ce ne sont pas les poissons qui nous ont attiré. Non, nous sommes là, avec quatorze étudiants, pour rendre hommage, ou partir sur les traces des quelques 70 (ou 85) hommes et femmes de lettres, intellectuels allemands, qui du début des années trente, parfois avant même que Hitler ne prenne le pouvoir, se réfugièrent ici jusqu’en 1940 du moins, voire plus tard, croyant être en sécurité dans la patrie des droits de l’homme.

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C’est un mystère de ce « village », aujourd’hui toujours moins chic que Cassis et légèrement plus haut de gamme que Fréjus, que d’avoir en effet concentré à lui seul toute l’intelligentsia allemande antifasciste, communiste ou juive, qui, de bouche à oreille, se retrouva là, pendant quelques mois ou quelques années, pour former, bien à contre cœur, ce que Ludwig Marcuse nomma plus tard « la capitale de la littérature allemande ».

Et nos jeunes découvrent.

Klaus Mann. Fils aîné de Thomas, l’auteur des Buddenbrooks, pour lequel il reçut le prix Nobel de littérature. Fils aîné, mal aimé (comme la plupart des enfants du « magicien » qui ne supportait pas la concurrence), jeune homme de 27 ans, ayant déjà courageusement assumé ses origines et son identité sexuelle, qui se lance avec une lucidité extrême (qui le tuera d’ailleurs), dans la bataille contre les barbares nazis. On lit, du haut de la Tour romaine qui surplombe avec bonheur l’hôtel de la Tour et le petit port, sa lettre à un maître littéraire adulé (Gottfried Benn) qui s’est fourvoyé en fréquentant la peste brune.

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Et on part se promener, le long de la côte, dans les hauteurs (plus on monte, plus les exilés sont de renom) ou dans la plaine. Stationne à chaque « reste » de ce qui fut ou est encore un palais, une villa, une maison ayant accueilli ces êtres en détresse.

20190530_121516.jpgFranz Werfel (1890 – 1945). Un écrivain que je n’ai pas lu mais dont je connais la femme ! Alma Mahler-Werfel ! Cette « muse » ou femme fatale qui fascina tous les grands artistes de son époque, fut leur femme et à qui on dédia (ou ses enfants) nombre d’œuvres exceptionnelles dont le Concerto à la mémoire d’un ange d’Alban Berg.

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Nos étudiants ont chaud (il fait chaud, c’est la Côte d’Azur), marchent et jouent le jeu.

Au-dessus des Werfel, au sommet de la colline avec vue sur la mer et la baie de Bandol c’est Thomas Mann qui habita quelques mois. Dans la villa Tranquille, dont il ne reste rien.

Au début, il ne trouvait pas les lieux « de son niveau ». Pestait, râlait. Goût de luxe ? Impossible aujourd’hui de juger quelle était l’époque. Il était Le grand écrivain allemand déjà, venait de faire une conférence sur Wagner à Munich et d’autres ailleurs, et à côté il y avait ce braillard d’Hitler, avec toute sa vulgarité verbale et gestuelle, qui venait, lui,  de prendre le pouvoir. Comment comprendre ! Comment imaginer une demi-seconde pour qui n’avait pas de sens politique ou croyait encore quasi naïvement (normal quoi) en une espèce de « conscience humaine » que cet état de fait, n’allait pas durer six semaines, mais au contraire, s’établir, perdurer, s’installer, dégénérer. Aller jusqu’au bout de la violence organisée et de la destruction. La haine, la mort.

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On redescend, et, dans le creux d’une anse, tout le monde va se baigner ! Oui, cela peut être le Paradis. Oui, c’est le paradis !

Du moins y avait-il, comme un beaume sur les plaies, du moins y a-t-il cela.

Ce petit coin de bonheur. Où le bleu de la mer se fond avec le bleu du ciel. Et de la chaleur solaire, omniprésente et bienfaisante. Mystère de la Méditerranée.

Dernière station : Franz Hessel. Le père de Stéphane, que tout le monde connait et aujourd’hui décédé.

Jusqu’en 1941, il habita là, avec sa femme, et parfois ses fils de passage. Franz Hessel, c’est un des hommes de « Jules et Jim », sa femme Jim naturellement, immortalisée par Jeanne Moreau.

Ce faisant, on apprend cependant que cela n’était pas sa première expérience de couple à trois. Peu importe d’ailleurs.

Il ne survécut pas à son arrestation par la police française dès l’armistice signé, et mourut d’une crise cardiaque à son retour du camp des Milles où on l’avait interné, comme « étranger ennemi », lui qui comme tous les autres – Brecht, Roth, Zweig & co – détestait Hitler.

20190530_121504.jpgEt c’est toute cette histoire des exilés allemands qui nous touche terriblement. Le fait de quitter leur mère patrie, leur langue. Leur persécution politique et idéologique. Le dénuement moral et financier dans lequel ils vécurent pour certains (tout le monde n’était pas prix Nobel). L’étau, qui, inéluctablement, se refermait.

Certains, beaucoup, survécurent. A quel prix. D’autres ne supportèrent pas.

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