Acte 3 : Les Milles, près d’Aix.

« Excusez-moi Monsieur, pour aller aux Milles, c’est par là ? »… Le chauffeur de bus nous regarde d’un air incrédule et répond : « vous voulez dire le Centre commercial ? C’est dans deux stations ». Non, nous ne voulons pas dire le centre commercial, même si sa climatisation nous ferait certainement du bien en ce début de mois de juin. Non. Nous voulons dire le camp des Milles, de sinistre mémoire. Tellement sinistre d’ailleurs, qu’effectivement, on comprend que certains préfèrent oublier.

C’est le troisième jour de notre séjour dans le Sud de la France, et après Sanary-sur-Mer et Marseille, aujourd’hui, nous allons donc aux Milles, dans la banlieue proche d’Aix-en-Provence. Raison ?

C’est là, dans une tuilerie désaffectée que la IIIème République d’abord, puis le régime de Vichy ensuite, eut l’idée d’ouvrir un camp. A l’origine camp d’internement pour les « sujets ennemis » lors de la déclaration de la guerre de la France à l’Allemagne en 1939, puis pour les « indésirables » et « ressortissants allemands » livrables « à la demande » à l’occupant, il deviendra plus tard un camp de transit vers d’autres camps de transit (Drancy / Rivesaltes) puis vers les camps de la mort en Pologne.

Au total, on estime ainsi que plus de 10.000 personnes furent internées entre 1939 et 1942 aux Milles, dont 2.000 de confession juive qui ne revirent, eux, jamais aucun ciel bleu, encore moins celui de la Provence.

On arrive. La chaleur est écrasante et, tout à coup, au détour d’un virage, la tuilerie est là, devant nos yeux.

Tout autour d’elle, le terrain est déblayé, et elle « trône », seule, monumentale dans un espace absolument vide et hyper protégé.

On a du mal à le croire, mais oui. Il y a quelques années encore, Les Milles ont fait l’objet d’actes antisémites. Par les temps qui courent, cela vaut toujours mieux donc. On passe la sécurité. Nous avons le sentiment d’être absolument seuls. Nous le sommes presque si ce n’est que devant la porte d’entrée, un des commissaires du site nous attend pour nous y guider.

Et pour nos étudiants, cela sera, de leurs dires même, l’expérience la plus poignante du séjour.

Car c’est bien aux Milles, oui, que d’abord furent incarcérés, à deux reprises pour certains, nos exilés des articles précédents.

Alors qu’ils s’étaient réfugiés dans la patrie des Droits de l’homme croyant y être en sécurité et étaient pour la plupart des artistes dont on ne pouvait remettre en cause l’engagement contre le nazisme, voilà qu’en 1939 on les supposait éventuellement appartenir à une improbable « cinquième colonne ». Ou que, sans plus aucun égard à l’honneur, la morale et l’humanité, on avait accepté en juin 1940 de les livrer à leurs persécuteurs en les envoyant entre temps dans un de ces mêmes camps des débuts de l’Allemagne nazie qu’ils avaient pourtant fuie.

Avec notre commissaire, on parcourt les lieux et découvre les étages servant à l’origine de  séchoir, où les hommes d’abord, puis plus tard les femmes, dormaient à même le sol. Sans couverture, paillasse, sans rien, ni même de lieux d’aisance (3 au total).

La brique est partout. Dans les murs, sur le sol, dans l’air chaud à travers lequel on la voit vibrionner. La température avoisine les 40°.

Et l’on imagine le dénuement des internés, 1.500 au début, plus de 3.500 lors de la deuxième vague d’arrestation en 1940, qui gisent là, entassés, écrasés par la chaleur, dans l’odeur des excréments, les urines dégoulinant d’un étage à l’autre.

Plus tard, à l’annonce de leur « transfert » dans un autre camp, des femmes se jetteront de la fenêtre pour se suicider ou retarder une descente probable à plus d’enfer encore.

Il n’y a rien à faire. Les Milles ne sont pas un camp de travail. Comme tout le monde devient fou, au début les gardiens donneront bien quelques tâches, comme balayer la cour ou déplacer des tuiles. Absurde.

Alors on s’invente des activités.

Individuelles comme se redire des poèmes, apprendre une langue étrangère ainsi que le fit Lion Feuchtwanger qui plus tard écrivit ses mémoires dans un recueil initulé « Le diable en France » etc… mais aussi et surtout collectives.

Car c’est bien la singularité des Milles, parmi les 250 camps qui seront disséminés sur tout le territoire français, que d’avoir « accueilli » à ses débuts essentiellement des artistes, qui donc, unirent leur force et leurs dons, pour résister.

Dans le « four » des Milles, là où on cuisait les briques et les tuiles en sous-sol, et où, paradoxalement il fait « frais » quand tout est éteint, ils installent alors leurs ateliers, ouvrent un cabaret et donnent des représentations théâtrales ou des concerts.

Sur des photos d’époque, on voit le chef d’orchestre Adolf Siebert, diriger une petite formation. Dans son public et au premier rang. Des gardiens. Algériens. Ils ont l’air de se demander ce qu’ils font là.

La situation est parfaitement surréaliste.

Oh combien. Max Ernst et Hans Bellmer peignent. Avec d’autres et sur commande du Camp, ils peindront même la cantine des employés. Sûr que ces derniers n’ont pas compris toute l’ironie qu’ils y ont mis. Au-dessus du slogan « Aidez-moi, faites la chaîne en me tendant la main », un portrait de Pétain les regardait.

Ohne Titel

Plus tard, leurs successeurs n’auront plus les mêmes ressources. Certainement pas les enfants, qui, plus d’une centaine, transiteront par là aussi pour d’autres destinations.

Le plus jeune avait un an. Misère.

Et notre visite s’achève par une discussion avec notre hôte où l’on aborde la mission pédagogique du site. Celui-là fut un merveilleux pédagogue. Insistant bien à chaque fois, sur les différentes étapes qui mènent à l’asservissement / domination d’un groupe social ou d’un individu, sur un autre groupe social ou individu.

Avec à chaque fois, la possibilité de dire NON au terrible engrenage.

Et ce n’est pas la moindre des autres originalités des Milles que de se vouloir aujourd’hui un site au service de l’enseignement, au sens noble du terme, et de la vigilance. Un partenariat a ainsi été mis en place avec la SNCF (celle qui assurait les « convois » autrefois) qui exonère les écoliers de leurs frais de transport.

Car si l’histoire ne se répète jamais, elle balbutie souvent. L’actualité est chaque jour trop riche pour le rappeler.

 

*Photos publiées avec l’aimable autorisation de la Fondation du camp des Milles.

** Remerciements à l’Université Goethe de Francfort qui a permis ce voyage d’études.

 

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