Il y en a qui aiment la mer et les océans. Pour leur infini. Cette ligne qu’ils forment à l’horizon et qui se confond alors, quand rien n’y fait obstacle – île, rocher ou bateau – à l’infini aussi du ciel. Ils aiment cette vastité et ses profondeurs. Par temps calme, quand la surface de l’eau est lisse comme de l’huile. Ou par tempête, quand la houle des flots atteint des amplitudes démiurgiques et laissent entrevoir des abysses sans fond.
Ils aiment le bruit sec du ressac contre les rochers lors des marées. Ou le spectacle des hautes lames se fracassant contre les digues quand le vent souffle en rafale.
Moi, tout cela m’angoisse à vrai dire terriblement, à la mesure des abîmes entrevus. Je préfère sans conteste les rivières et fleuves qui s’écoulent parfois rapidement, mais la plupart du temps calmement dans leur lit à travers la terre ferme.
Prenez l’Yonne par exemple qui, prenant presque comme moi sa source dans le Morvan, s’écoule à travers la Bourgogne sur près de 300 kms pour retrouver la Seine à Montereau. Même si géographiquement parlant c’est de fait la Seine qui se jette dans l’Yonne, peu importe en l’occurrence, car cette jolie, peu ample mais plus que parfaitement navigable, a bien joué le tracé de son lit. Là, ce ne sont que forêts, avant que de passer devant les falaises ou rochers du Saussois, pour traverser ensuite Auxerre, puis Sens, et rejoindre à travers champs et berges boisées lentement le bassin de l’Ile de France.
Regardez comme cela est beau, ce large ruban d’eau calme dont la couleur, ou plutôt celle des reflets des arbres de ses rives et du ciel mélangé produisent une palette de tous les dégradés de vert bleu possibles. Vert impérial, malachite, mousse, émeraude. Bleu de France franc ! Azur ou céruléen ! Et si le hasard veut qu’une péniche ait accostée, ou que quelques barques dorment au bord du rivage, le tableau se retrouve parfait.
Ici, en Allemagne, jusqu’à présent j’aimais le Rhin, et déjà j’aime le Main au bord duquel j’habite maintenant.
Ah le Rhin ! Que n’a-t-il pas été dit sur cette majesté, ce fleuve qui « réunit tout » comme l’écrivait Victor Hugo et est la colonne vertébrale de notre Europe occidentale.
Ces dernières années, pour descendre de Cologne à Francfort, j’avais pris l’habitude de prendre le train longeant sa rive gauche presque tout du long. Cela coutait moins cher, durait beaucoup plus longtemps (2 h 35), mais la vraie raison de cette décision était bel et bien de pouvoir suivre le Rhin ! Et rêvasser en l’admirant à travers la fenêtre de mon wagon.
Vaste et majestueux à Cologne, dès Coblence 100 kms plus bas, il s’enfonce en effet dans des contrées plus escarpées, ses fameuses gorges qui ont fait, avec leurs petits villages, maisons à colombage, « Burg »… les vieilles légendes germaniques (Les Nibelungen), le bonheur des romantiques et des touristes anglais. Elles font toujours autant le mien et ce n’est pas sans raisons qu’elles sont classées au patrimoine mondial de l’Unesco.
Peu de temps après Coblence, on entame en effet ses longs méandres qui cachent et découvrent tour à tour, ici un vieux château, là une église romane et ses deux tours pointues. Boppard, première « station ». On passe le château de Liebenstein, celui de Maus, Saint Goar… et là, on le sait, on s’y prépare, bientôt nous passerons Saint Goharshausen et doublerons alors la célèbre Loreley, immortalisée par Heinrich Heine en 1824, un rocher qui s’avançant loin dans le fleuve également très empierré, réduit d’un quart sa largeur rendant alors la navigation périlleuse.
Ich weiß nicht was soll es bedeuten,Daß ich so traurig bin;
Ein Märchen aus alten Zeiten,
Das kommt mir nicht aus dem Sinn.
L’air est frais, et il fait sombre
Et calmement coule le Rhin
Le sommet de la montagne étincelle
Dans la lumière du soleil au crépuscule.
La plus belle jeune fille est assise
Là-haut merveilleusement
Ses bijoux d’or brillent,
Elle peigne ses cheveux d’or. Elle les peigne avec un peigne d’or
Et chante une chanson en même temps
Qui est une étrange,
Puissante mélodie.
Et d’ensorceler les navigateurs comme l’étaient les marins du temps d’Ulysse par le chant des sirènes, sombrant alors avec leur barque dans le tourbillon des flots.
Et voilà, on l’a passée… Le Rhin continue à se frayer à travers un défilé de collines qui lentement s’arrondissent et exposent au soleil matinal leurs pentes plantées de riches vignobles. Passé Rüdesheim, sa Majesté commence à reprendre une certaine ampleur, pour atteindre une largeur inouïe (près de 700 m) à sa confluence d’avec le Main.
Quelle puissance ! On en a le souffle coupé !
Il faut dire cependant, que le Main, venant de Bavière après avoir traversé le Bade, est un de ses plus gros affluent. Aujourd’hui il est aussi mon très proche voisin.
Quel bonheur ! Trois coups de pédales et me voilà au bord de son cours. Et là, ce sentiment bien connu à la vue de ses ondes verdoyantes et bleutées s’épanouit tout en moi. Un petit bateau passe.
Quelques instants plus tard, la houle atteint les berges en légères et douces vagues. Oui, c’est ça. C’est vraiment ça. Les jeux de lumière du soleil à travers les oscillations de l’eau sont exactement tels que ceux que Monet peignit avec sa Grenouillère en 1869.
J’entends le clapotis de l’eau contre le rivage. Je poursuis mon chemin en aval, passe un grand méandre près d’Offenbach, la grosse ville voisine faisant presque face à Francfort rive gauche. Le soleil est en train de se coucher.
Le clocher pointu d’une église sur l’autre berge me dit bonsoir. On dirait le bonheur. Tout n’est que douceur.