Elle se tient là, debout dans une des allées qui mène aux différents jardins ouvriers du quartier, droite, les pieds légèrement écartés, bien ancrée dans le sol et attend ma venue au loin. Elle, c’est Barbara. Ça y est, elle m’a vue et me fait signe de la main.
A peine plus grande que moi, ce qui est inhabituel ici, elle impose immédiatement de par sa stature carrée, robuste, ses cheveux blonds virant au blanc, qu’elle laisse toujours plus pousser avec le temps, ne se souciant pas de leur décoloration inégale due aux années qui passent et qui au contraire lui donnent l’âge qu’elle a et qu’elle veut avoir. Elle se tient droit dans ses bottes, c’est le cas de le dire, et son visage, parfaitement dégagé, aux traits réguliers, irradie un caractère franc, ouvert et décidé. Car oui Barbara est décidée. Elle l’a toujours été de mon point de vue. Et l’est plus que jamais, lancée dans un engagement écologiste et local qui la prend corps et âme, à partir de de son jardin même qui est justement devenu son centre de gravité et d’où est parti son combat.
Comme beaucoup de mes amies allemandes ici à Cologne, je l’ai rencontrée il y a longtemps quand nos premiers enfants se retrouvèrent dans le même jardin d’enfants, suivis de près bientôt par nos secondes respectives. De fait, ce sont nos fils qui avaient sympathisé. A la récré, et parce que tous deux, alors âgés de trois ou quatre ans, étaient déjà de grands adeptes d’un film de marionnettes racontant l’histoire d’un conducteur de locomotive – Lukas – et d’un de ses petits amis – Jim Knopf – noir par le plus grand des hasards et le bonheur créatif de leur inventeur Michael Ende.
Qu’ils aimaient ce récit et ces marionnettes sorties de l’atelier d’Augsburg depuis longtemps devenu célèbre grâce à elles, voire une sorte d’emblème national, nous l’avions bien remarqué et le savions déjà. Ce n’était pas difficile car ils ne faisaient qu’en parler dès qu’ils se retrouvaient et cette passion commune formait la base de leur amitié.
Ce que nous avons mis plus de temps à comprendre en revanche, est que certaines de leurs postures, gestes et attitudes étaient de fait des répliques mimétiques et parfaitement reproduites du jeu de ces fameuses marionnettes. Ah, c’est de là que venait leur drôle de manière saccadée de franchir des obstacles invisibles ? De là aussi, leurs mouvements de têtes, également saccadés de la droite vers la gauche ou de haut en bas ? N’avons-nous pas ri alors quand cela nous vint enfin à l’esprit !
Nos deux fils donc, avaient sympathisé. A l’époque, ma seconde venait juste de naître et j’étais donc à la maison, tandis que Barbara, elle, et bien qu’ayant également une petite fille d’un an et demi pour laquelle elle avait trouvé – oh miracle outre-Rhin – quelques heures de crèche par semaine, menait sa vie tambour battant. Courant dans tous les sens pour continuer à exercer, avec son conjoint, son métier de photographe, s’occuper de ses enfants et de leur maison.
Par la force des choses en quelque sorte, rapidement, son fils fut souvent chez nous, ou, on se retrouvait soit sur l’aire de jeu du coin, ou dans un café italien où, quelle que soit la saison, on buvait un chocolat chaud ou mangeait une glace avec tout notre petit monde.
Barbara alors, c’était ma respiration.
Rien que l’énergie et la légèreté avec laquelle elle semblait s’acquitter de tout ce qu’elle avait à gérer durant la journée, la semaine et les mois à venir me coupait quasi le souffle et me requinquait pour le reste de l’après-midi. Tout semblait avec elle si facile alors que moi je peinais à prendre mes marques dans ce pays où tout me paraissait incongru.
Mon fils venait d’avoir trois ans et il avait fallu lutter pour qu’il ait une place en jardin d’enfant, le matin seulement, après avoir fallu lutter pour pouvoir le faire garder quelques heures par semaine seulement quand il était plus petit et pour que je puisse avoir un semblant d’activité « intellectuelle » plutôt que de jouer avec lui toute la journée entre deux sommes, aller dans des « Baby Gruppe » plus abscons les uns que les autres où pour seule conversation on ne parlait que des… enfants, couches, régimes alimentaires, bio ou pas bio, graines de millet ou d’orge, mais avec ou sans enveloppe, pour la vitamine B1 à moins que cela soit la B6.
Barbara, alors, me faisait revivre ! Avec elle au contraire, on parlait de tout autre chose. Bien sûr, les enfants étaient le centre de notre univers et tout tournait autour d’eux fondamentalement. Leurs besoins, bien être, activités pédagogiques et d’éveil, sorties en tous genres, vacances, loisirs, goûters d’anniversaire, pyjamas party et bien d’autres choses encore.
Mais il y avait aussi cette « autre chose » donc. En ce qui la concerne par exemple, son métier de photographe.
A l’époque, le studio qu’elle tenait avec son conjoint tournait bien, voire très bien, et Barbara était sans arrêt à planifier des « tournées » dans des régions proches ou des pays plus lointains, pour aller à eux deux photographier des projets architecturaux en cours ou aboutis. Car Barbara et son double étaient photographes d’architecture avant tout et le sont d’ailleurs toujours, les clichés disponibles sur leur site professionnel étant d’une beauté à vous couper le souffle. Tous les grands noms des architectes contemporains – Aldo Rossi, Jean Nouvel, Renzo Piano – y sont, tout comme les plus grandes entreprises outre-Rhin.
Chaque escapade était alors l’occasion de parler organisation et de s’entraider naturellement, mais aussi de parler de leurs destinations, de leurs travaux, de leurs désirs, envies et réalisations. De la vie quoi !
Aujourd’hui, crise ceci et crise cela aidant, il leur est moins facile d’obtenir des commandes intéressantes pour ce qui est de l’esthétique et Barbara, entre-autre, a dû diversifier sa palette d’activités en intervenant comme enseignante associée dans des écoles de photographie ou directrice artistique dans les domaines de l’édition presse et digitale.
A chaque fois, ce qui surprend chez elle, c’est un goût du risque certain. En tous les cas, une capacité à voir « au-delà », à voir « grand » et à ne pas hésiter à se lancer.
Me reste ainsi en mémoire par exemple, ce projet éditorial a priori fou qu’elle mena cependant sans coup férir et qui concernait la renaissance du plus grand Zeppelin du monde par le biais d’une société créée à l’occasion, la CargoLifter. Cette dernière fit malheureusement faillite quelques années plus tard, mais le livre lui, parut bien, décrivant, suivant un graphique sobre et noble, le fou projet.
Cette capacité à s’enthousiasmer et à réaliser, Barbara aujourd’hui ne l’a pas perdue. Au contraire.
Quand ses enfants étaient encore petits, déjà Barbara avait découvert pour elle et pour eux, les joies de la vie dans la nature avec presque rien. Elle avait alors loué, je ne sais où dans les alentours de notre ville, une bicoque pour deux sous dans laquelle elle se rendait régulièrement le week-end pour vivre en mode camping, débroussaillage, bêchage etc… Remuer la terre, y enfouir ses mains, retourner, bouger, planter… c’est ce qu’elle aimait. Cela la calmait du grand tourbillon quotidien, la ramenait à l’essentiel, l’apaisait.
Quelques années plus tard, le hasard fit bien les choses car elle put acquérir, en centre-ville même, soit sur sa petite ceinture, le bail d’un jardin ouvrier comme on les aime ici, mais qui sont à vrai dire choses rares tant la demande excède largement l’offre sur le marché. A Cologne par exemple, on en décompte environ 13.000 pour 50.000 bailleurs dans 115 sites différents, dont certains dans des faubourgs lointains. Alors, vous pensez ! En centre-ville, soit à deux pas de chez elle. L’occasion était trop belle pour la laisser passer !
Dès lors, Barbara s’y installa. Ce jardin devint son chez elle, sa maison, son refuge. Grand comme la plupart des jardins familiaux outre-Rhin de certainement pas plus de 400 m2, sa « culture » obéit à des règles très strictes auxquelles il n’est pas question de déroger. Ainsi, un tiers de sa surface doit-il absolument être réservé à la culture de légumes ou de fruits. Le reste à discrétion. Il est naturellement interdit d’utiliser pesticides et engrais non naturels. L’eau est de pluie, les services collectifs organisés.
Quelques années plus tard et un travail au quotidien, le jardin de Barbara est devenu un petit paradis. Une oasis de verdure où les fleurs, petites et grandes, crocus, narcisses, roses, lilas, glaïeuls, hortensia, dahlias… alternent au rythme des saisons, dégueulant en été leurs pétales ouvertes et leurs senteurs sirupeuses. Les légumes, on dirait des monstres ! Notamment les courges et autres potirons qui ne demandent qu’à pousser, grossir, enfler et s’étaler si peu qu’on leur donne à boire et un peu de soleil à manger.
Au fond du jardin, la petite bicoque éternelle de ces jardins ouvriers. Barbara l’a repeinte en blanc et aménagé à l’intérieur façon Mer du Nord, car quand elle n’est pas ici ou à photographier, son plaisir est de monter « là-haut » sur les côtes et iles de la Basse Saxe et de se promener sur les plages en plein vent et pleins embruns.
C’est son repère, son havre, son refuge. Elle y est très souvent, pour cultiver son jardin, ou simplement y travailler. Mener à bien se projets d’édition et autres.
Surtout, depuis maintenant cinq ans, elle s’est engagée corps et âme dans la lutte pour la protection de l’environnement et, plus précisément, des espaces verts menacés de sa ville.
ww.spiegel.de
A l’origine, tout est parti de la municipalité d’ailleurs.
Cologne, si elle n’est pas la capitale du Land de Rhénanie du Nord Westphalie, est en effet une ville économiquement active dans le tertiaire, les nouvelles technologies, les médias en tous genres, et très agréable à vivre de par sa taille humaine et un certain esprit « bon enfant » qui l’habite, son célèbre Carnaval annuel étant sa vitrine en la matière. La ville vit donc, soit grossi d’années en années et manque cruellement de logements pour accueillir les nouveaux venus.
Naturellement, l’existence de sa « ceinture verte » a alors suscité l’intérêt de certains investisseurs immobiliers, dont la ville donc, qui n’a alors pas eu d’autre idée que tout simplement envisager de la supprimer pour en faire du terrain à bâtir !
On peut s’imaginer l’émoi de nos bailleurs de jardins ouvriers d’abord, puis de la population du quartier ensuite, et de celle des habitants de la ville enfin !
Haro sur ces projets ! Certes, mais encore fallut-il animer tous ces citoyens offusqués, trouver les moyens de les alerter, fonder un comité de défense, attaquer la ville … tâche que Barbara prit à son compte alors et que depuis, elle n’a plus abandonnée. L’association qu’elle a fondée alors avec d’autres bailleurs a pris depuis de l’ampleur. De « Die Grüne Lunge Köln », elle est devenue « Grünsystem Köln“, une sorte de confédération de 22 associations et initiatives citoyennes qui, associées à des experts de l’environnement et de l’urbanisme, lutte depuis pour qu’effectivement, le « système » des espaces verts conçu il y plus de 100 ans pour Cologne et qui garantit depuis l’aération minimale de la ville sans compter la survivance de tout un écosystème, ne parte pas en quenouille ou disparaisse.
De là, à passer pour la lutte contre le réchauffement climatique en général, la protection de l’environnement et le développement durable, il n’y a qu’un pas à franchir, que Barbara conduit tous les jours activement, parallèlement à ses activités professionnelles et sa vie de famille.
Réunion au sommet, lancement de pétitions à signer, flux d’informations sur Facebook : elle mène campagne au quotidien du fond de son jardin et en lien avec tous ceux qui l’entourent sur leurs parcelles mitoyennes. Décidée Barbara. Oui, plus que jamais.