En cette fin d’année 2019, alors que Bonn s’apprête à fêter bientôt le 250ène anniversaire de la naissance du tumultueux Beethoven, Cologne, elle, distante de 20 kilomètres, est en train de clore celui du 200ème anniversaire de l’espiègle Jacques Offenbach.
On ne pouvait pas faire plus extrême !
Peu importe cependant, car avant que la déferlante « Bétov » ne nous submerge et même s’il faudra attendre le 14 janvier prochain, date à laquelle la Offenbach Gesellschaft e.V., en lien avec la municipalité, tirera le bilan officiel de leur année commémorative, d’ores et déjà on peut sans conteste qualifier celle-ci de succès.
Au programme : des représentations de ses opérettes et opéras-bouffes dans tout le Land de Rhénanie du Nord bien sûr, mais aussi des conférences et de multiples autres programmations regroupées sous le label « Yes, we Cancan » !
Un slogan que d’aucuns peuvent trouver malheureux mais qui manifestait le désir d’efficacité des organisateurs pour rendre hommage au natif de leur ville. Et aussi « réhabiliter », si tant est que cela était nécessaire, un compositeur et son œuvre souvent qualifiés de futiles mais sans qui la musique classique serait moins ludique et le Music-Hall n’aurait jamais vu le jour.
Objectif atteint en ce qui nous concerne, ce surtout grâce à l’exposition itinérante « Boulevard Europe » que l’on pouvait voir en mai à Paris et récemment encore dans une annexe de l’Opéra colonais. Là, les différentes étapes de la vie du « Mozart des Champs Elysées » étaient présentées dans le temps et l’espace, et la contemplation de la carte de Cologne, où il naquit le 28 juin 1819, ainsi que celle de Paris, où il vécut tout le reste de sa vie dans un mouchoir de poche, a donné envie de réécouter certains de ses airs des plus connus en réveillant des lieux familiers.
Cologne vs Paris / Le Rhin vs La Seine
Commençons donc par les commencements et la ville sous les ponts de laquelle coule le Rhin, où Jacques Offenbach vécut les 14 premières années de sa vie puis refit un séjour bref après les évènements parisiens de 1848.
De fait, celui qui s’appelait d’abord Jakob, est né dans le sud de la vieille cité romaine. Son père, Isaac, de confession juive, relieur et originaire de « Offenbach » à côté de Francfort (d’où son nom), était monté jeune à Cologne pour y exercer son métier, certes, mais aussi pour voyager et « jouer de la musique dans les synagogues »[1]. Touche à tout, il gagne d’abord sa vie en tant que professeur de guitare, de chant, flûte, violon, puis, la communauté juive de Cologne ayant été reconnue sous l’occupation française quelques années auparavant, il devient « Chazan » soit chantre de la petite synagogue alors installée dans un ancien couvent de Clarisses « rue de la cloche » où la famille emménage.
Plus tard, une synagogue plus grande sera construite sur cet emplacement, mais détruite, comme 1400 autres, lors de la nuit de cristal de 1938. Il n’en reste rien, si ce n’est ses fondations, sur lesquelles en revanche fut construit et inauguré en 1957, l’actuel Opéra de Cologne et son esplanade renommée… « place Offenbach ».
Dans la maison Offenbach, riche de six enfants, tout le monde joue plus ou moins, dont Jakob auquel son père enseigne le violon dès l’âge de six ans, et qui apprend, tout d’abord seul, le violoncelle dès ses neuf ans. Le garçonnet se révèle vite doué, écrit à douze ans ses premières compositions rassemblées par son père dans un album récemment redécouvert, est salué en société pour ses dons de prodige.
Certains disent, que c’est de Cologne qu’Offenbach aura pris le goût du théâtre populaire, voire peut-être même des chahuts de Carnaval, même si la communauté juive en reste distante.
Toujours est-il que, son père décide de l’envoyer à 14 ans avec son frère ainé au bord de la Seine pour parfaire sa formation musicale. Au Conservatoire National de Paris, alors sis rue Bergère, le directeur – Chérubini en personne – ne peut alors que plier devant les dons de ce « Liszt du violoncelle », et l’intègre à l’institution bien que comme… Liszt justement, rejeté quelques années auparavant, il était bien trop jeune et étranger. Un comble diront les puristes !
Il n’y reste pas longtemps quoi qu’il en soit, préférant intégrer l’orchestre de l’Opéra-Comique, à deux pas, briller dans les salons parisiens, puis devenir, en 1850, directeur musical de la Comédie Française, également à deux pas.
Toute sa vie, il aura habité le « quartier » si l’on peut dire. A l’époque, Haussmann n’est pas encore passé par là, et le « 9ème » n’est encore qu’un Faubourg, où, les habitats, pour les meilleurs du début du siècle, ne sont pas encore trop chers et attirent artistes, intellectuels sans trop d’argent et pour certains exilés de pays moins libéraux et démocrates que la France de la Monarchie de Juillet d’alors.
De la rue des Martyres aux Capucines
Première station donc, la rue des Martyres, alors qu’en bas, on est en train de construire Notre-Dame-de-Lorette, qui aujourd’hui s’inscrit dans l’axe de la basilique du Sacré Cœur. Montmartre n’est pas loin avec sa foule d’interlopes, sources riches d’inspiration. Deuxième station, le passage Saulnier où il emménage après son mariage avec Herminie d’Alcain pour lequel il s’est convertit au catholicisme et a adopté le prénom de « Jacques ». Troisième station, la rue Laffitte qu’il quittera en 1876 pour terminer sa vie dans un dix pièces haussmannien du Boulevard des Capucines.
On se prête à rêver. Ah, la si jolie Place Saint Georges ! Ah, le quartier de la nouvelle Athènes où quasi tous ses amis habitent ou séjournent un temps – Gustave Doré, Daumier, Nadar bien sûr, Chopin, Bizet, Frédéric Halévy, Barbier, Gounod, Berlioz, Liszt donc, mais aussi Heinrich Heine par exemple, réfugié politique d’une Allemagne alors trop autoritaire[2]
Ah, les passages Jouffroy, des Panoramas et Choiseul par lesquels on accède, qui au Théâtre des Variétés, qui aux Bouffes Parisiennes…
Les Bouffes parisiennes : l’envol
Lassé de voir ses compositions dont déjà 3 opérettes refusées par l’Opéra-Comique, c’est en prenant la direction de ce théâtre, sis originellement sur les Champs, puis rue Monsigny, que la carrière d’Offenbach va décoller. Notamment en 1958 avec Orphée aux enfers, à l’époque en deux actes avec peu de protagonistes, qui va le propulser en haut de l’affiche. On peut naturellement penser ce que l’on veut d’un texte qui, parodiant la vie des dieux de l’Olympe, parodie également l’art de la rime et l’usage de la langue française (« Quand Diane descend dans la plaine, Tontaine, tontaine »), mais à réécouter la pétulante Nathalie Dessay, dans le « je t’aime mouche jolie » (!) ou le fameux Galop final, père du dit « French Cancan », on ne peut s’empêcher de sourire et être… joyeux.
De là, et bien que ses pièces soient aussi et surtout des satires de la société française, du Second empire, dont il est « l’oiseau moqueur », et du militarisme, Jacques Offenbach, qui risque à chaque fois la censure et auquel la Sacem consacre aussi une très belle exposition, va voler de succès en succès… et se voire même gratifier de la Nationalité française et de la légion d’honneur, par celui-là même – Napoléon III – dont pourtant il persifle le règne.
Les années 1864 – 1870, voient de fait l’apogée de sa carrière. Il est joué partout, voir en même temps dans deux théâtres différents, domine la vie culturelle des boulevards parisiens sortis de terre par la grâce du baron Haussmann, amuse la grande et petite bourgeoisie parisienne montante, participe de, voire est le symbole de l’ébullition de la vie parisienne d’alors.
Les succès s’enchainent :
- La Périchole dont Régine Crespin ou plus près de nous Anne Sofie von Otter restent des interprètes inégalées de « Mon cher amant » ou « Quel dîner je viens de faire »
- La Grande Duchesse de Gérolstein, à laquelle Bismarck, dit-on aurait assisté et où même Félicity Lott s’est risquée.
- La Belle Hélène, La vie parisienne etc…
La première guerre franco-allemande de 1870 cependant, marquera le brutal coup d’arrêt de cette carrière déjà impressionnante. Celui que l’on appelait « le plus français des Allemands » ou le « plus allemand des Français », devient de par sa bi-culturalité, une sorte d’apatride. En France, il est suspecté bien sûr d’entente avec l’ennemi. En Allemagne, à l’inverse, on le qualifie de « décadent français ». Quand on ajoute à cela l’existence d’un antijudaïsme catholique bien ancré (Dreyfus arrive bientôt), et d’un antisémitisme montant, les insultes telles « juif allemand » n’ont rien pour surprendre.
Offenbach est en disgrâce, il connait des difficultés financières (comme souvent durant sa vie), fait des tournées en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis qui n’ont pas toujours le succès espéré. Il se « retranche » chez lui et rêve d’une dernière œuvre, d’un dernier opéra, plus sérieux….
Cela sera naturellement la féérie des Contes d’Hoffmann, qu’il n’achèvera pas de son vivant (mais entre autres son fils), et sera donné à titre posthume en 1881, dans, enfin, cette salle de l’Opéra-comique dont il avait tant rêvé. Tout le monde connait la « Barcarolle », « les oiseaux dans la charmille » ou encore « Elle a fui, la tourterelle » ici dans une interprétation de la superbe Daria Damrau.
Jacques Offenbach est mort le 5 octobre 1880 dans son appartement du boulevard des Capucines. Il est enterré, comme Heine et Hittorff, deux compatriotes du « quartier », au cimetière de Montmartre bien sûr.
[1] Voir le catalogue de l’exposition : Boulevard Europe. Jacques Offenbach. Von Köln über Paris in die Welt, Musée de la ville de Cologne et Offebach Gesellschaft e.V, 8 euros.
[2] Durant la Monarchie de juillet, le nombre d’allemands à Paris passe de 7.000 à 62.000 dont 20% sont des artistes et intellectuels exilés. Heine et Marx étant les plus célèbres d’entre eux.